Le rêve évanoui de Balzac : père et châtelain

Il y a peu de temps (le 5 avril 2015), j’ai écrit un billet sur le Château de Moncontour et Balzac pour l’association Vouvray Patrimoine. Il a été mis sur le site Internet de cette association et j’y ai récemment (le 24 octobre, il y a un mois) fait référence en parlant de Balzac à Vouvray et de l’écriture laborieuse du poème Fœdora.
Je le reprends pour ce blog, avec d’autres illustrations, car il s’agit aussi des relations entre Balzac et Vouvray. Trois temps forts : entre les tentatives poétiques de 1823 (billet précédent) et ce rêve entre 1846 et la mort de Balzac en 1850 (ce billet), il y a L’Illustre Gaudissart en 1833, dont nous aurons l’occasion de reparler.


Balzac venait souvent en Touraine. Ses séjours à Saché sont bien connus. Il voyait souvent le château de Moncontour, soit depuis la diligence, après un dernier arrêt à la Frillière avant Tours, soit en prenant le train à Paris (il parle de « l’embarcadère » près du Jardin des Plantes, aujourd’hui nous disons la gare d’Austerlitz) jusqu’à la « station » de Vouvray située, écrit Balzac, « à une demi-lieue ». Le mot est employé dans sa correspondance

avec Mme Hanska, d’où nous prenons la plupart de nos citations (ici lettre du 10 juin 1846). Il voyait donc le château sur la falaise, il disait la côte de Vouvray. Pour Balzac, Moncontour lui parlait beaucoup : « tout y est ardent ». C’était son enfance et sa jeunesse, c’était l’accueil de la Touraine.

Il y avait le paysage, il y avait aussi la vision de l’écrivain. On a en mémoire le passage où le château apparaît :
Montcontour est un ancien manoir situé sur un de ces blonds rochers au bas desquels passe la Loire, non loin de l’endroit où Julie s’était arrêtée en l804. C’est un de ces petits châteaux de Touraine, blancs, jolis, à tourelles sculptées, brodés comme une dentelle de Malines ; un de ces châteaux mignons, pimpants qui se mirent dans les eaux du fleuve avec leurs bouquets de mûriers, leurs vignes, leurs chemins creux, leurs longues balustrades à jour, leurs caves en rocher, leurs manteaux de lierre et leurs escarpements. Les toits de Montcontour pétillent sous les rayons du soleil, tout y est ardent. Mille vestiges de l’Espagne poétisent cette ravissante habitation : les genêts d’or, les fleurs à clochettes embaument la brise ; l’air est caressant, la terre sourit partout, et partout de douces magies enveloppent l’âme, la rendent paresseuse, amoureuse, l’amollissent et la bercent. Cette belle et suave contrée endort les douleurs et réveille les passions. Personne ne reste froid sous ce ciel pur, devant ces eaux scintillantes. Là meurt plus d’une ambition, là vous vous couchez au sein d’un tranquille bonheur, comme chaque soir le soleil se couche dans ses langes de pourpre et d’azur.
Ce texte est paru dès 1831 dans La Revue des deux mondes sous le titre Le Rendez-vous. Comme dit l’auteur, c’est l’évocation « d’un tranquille bonheur », mais le roman La femme de trente ans est la description du malheur. C’est-à-dire qu’il y a le rêve et la réalité, et par-dessus tout l’imaginaire de l’écrivain qui domine et façonne à sa guise la réalité. Concrètement, « l’ancien manoir » de l’écriture doit être confronté avec le vrai château de Moncontour. Ainsi, le vrai Moncontour, même avant l’incendie de 1942, est peut-être « joli », comme bien des gens le disent, mais la délicatesse, la fragilité qu’évoque la « dentelle de Malines » relèvent du droit qu’a l’écrivain d’utiliser les mots qui font rêver.

Il est facile de contraster cette dentelle, avec ses délicats hexagones de fil et ses fleurs à jamais épanouies, avec la permanence solide du manoir.
De la même façon, impossible de dire de Moncontour en le voyant que c’est « un de ces châteaux mignons, pimpants qui se mirent dans les eaux du fleuve ». Au confluent de la Cisse et de la Loire, des « eaux scintillantes » certes, mais le reflet du château est une chose rare, c’est

physiquement difficile. L’habileté de l’écrivain est de mêler le vrai et le faux ; en effet, depuis les terrasses du château il y a bien « les points de vue multipliés qu’on y découvre », toute la vallée de la Loire, vers l’ouest les deux tours de la cathédrale Saint Gatien, au sud, le cube de l’hôpital Trousseau (invisible du temps de Balzac). Nous retrouvons ces expressions qui poétisent quand il parle du même lieu à Madame Hanska, en particulier dans la fameuse lettre dite de la « Prédilection » (10 juin 1846) mais il s’y mêlent des considérations financières qu’il ne faut pas oublier.

L’argent a toujours été une question récurrente chez l’écrivain. Madame Hanska le sait bien. Dans une de ses lettres d’amour, le 29 octobre 1833, moins d’un an après le début de leur liaison, il écrit : « Mon Eva chérie, jeudi j’ai eu quatre à cinq mille francs à payer, et, littéralement parlant, je n’ai pas un sou. Ce sont de petites batailles auxquelles je suis habitué. Depuis mon enfance, je n’ai pas encore possédé deux sous que je puisse regarder comme ma propriété. » Il aligne les chiffres et multiplie les combinaisons. Ses lettres sont pleines de comptes, ainsi celle-ci du 12 juillet 1842 : « Vous me croyez fastueux et je suis l’homme le plus économe qui existe. Seulement, il y a des calculs que les imbéciles appellent du faste. Exemple : rue Cassini, j’ai acheté pour 1500 fr. de tapis en 1833, ils sont encore neufs et très beaux. On a crié au luxe. Ils couvrent 7 pièces. Depuis 10 ans si j’avais fait frotter mes pièces par un frotteur à 5 fr. par mois, j’aurais dépensé 600 francs dont il ne me resterait rien. Ils dureront encore 10 ans, et seront une magnificence dans une terre, eh bien !  j’aurai eu le luxe, là où un ménage économe aurait eu la pauvreté. Mon cabinet ici est tendu de velours, on a crié au luxe. Les gens qui crient au luxe mettent chez eux du papier à 10 francs le rouleau, un rouleau équivaut à 5 aunes d’étoffe, mon étoffe coûte 2 fr. 50 cent[imes]. Ils laissent leurs 10 francs au propriétaire, et moi j’emporte mes 12 fr. 50 cent[imes] quand je quitte mon appartement. Mais on dira que je me ruine en ameublements. Ici, la chambre de ma mère est tendue en perse qui a duré 10 ans rue Cassini, et qui durera encore 10 ans et qui coûtait 2 francs l’aune.[…] »

Balzac séjournait en Touraine chez les autres. On a parlé de Saché, propriété de M. de Margonne où il a séjourné une dizaine de fois de 1825 à 1846. Un peu plus tôt, en juillet 1823, il a dormi à Vouvray – dix nuits – à la Caillerie, chez M. de Savary, le père de M. de Margonne.

Devenu Parisien il rêvait depuis Passy à une résidence en Touraine. C’est la province et son calme, sans être très loin de Paris : « petite maison à Paris, petit castel en Touraine. » (12 décembre 1846) D’autres l’avaient déjà fait, d’autres le feront (pensons à Francis Poulenc à Noizay).

On ne peut parler des projets de Balzac autour de Moncontour sans évoquer la paternité qui s’esquisse : il se voit père et châtelain. Evelyne – Eve – Hanska et lui voyagent en Italie et en Suisse de mars à mai 1846 (elle a 45 ans). Balzac apprend assez vite qu’elle est enceinte (probablement fin mai) ; dans une lettre du 30 mai, il parle de faire de l’argent en achetant puis en louant à Vouvray. L’enfant à naître sera forcément un garçon ; Balzac le prénomme Honoré-Victor (Victor Hugo est l’écrivain que Balzac estime ; il lui écrit ; l’estime est réciproque : Hugo prononcera son oraison funèbre). Le 10 juin, Balzac écrit à Mme Hanska qu’il veut acheter Moncontour. Période faste, en juillet, il écrit La cousine Bette. Il apprend le 1er décembre qu’elle a fait une fausse couche. Il est dévasté. « cette lettre te parviendra à la place de ton pauvre lp bien abattu, bien désolé, je ne puis exprimer ce que je souffre, c’est un désarroi général. J’aimais tant un enfant de toi ! C’était toute ma vie ! Crois-le bien, le désastre de nos affaires, ce n’est rien… » L’année suivante, le projet d’achat s’est éloigné.

Revenons sur le passé. Au printemps de 1846, Balzac décide de franchir le pas. Il a placé ses économies dans des actions du Chemin de Fer du Nord. Plus tard il écrit : « Quand le Nord aura remonté, j’achèterai Moncontour ». Il va demander conseil à M. de Margonne qui, sur place, connaît mieux la situation immobilière. « Maintenant aux affaires ! J’ai trouvé M. de Margonne excessivement obligeant. J’ai pris des renseignements sur les propriétés, et d’abord, il y en a pour 25 millions à vendre. Toute la Touraine s’offre, mais à des prix exorbitants. » (lettre du 10 juin 1846). Comme l’écrivait Lovenjoul en 1897, Balzac est « sans cesse prêt à s’illusionner » ; il écrit à Madame Hanska « Tu vas sauter de joie ! Moncontour est à vendre. Le rêve de 30 ans de ma vie va se réaliser ou peut se réaliser. » Arrêtons-nous un instant sur la dernière expression. Il y a des incertitudes. « Toute la Touraine s’offre » peut-être, mais M. de Margonne n’a retenu que deux acquisitions : Moncontour et un château identique à Saint Avertin, Beaugaillard, au bord du Cher. Balzac compare soigneusement les deux. Beaugaillard est sans doute en meilleur état, « une Portugaise [y] a dépensé 150.000 fr » (lettre du 10 juin 1846) ; honnêtement il note « [en été] la chaleur est tropicale à Moncontour. Nous serons forcés d’y faire des dépenses pour nous en garantir ; mais nous y serons au nord du côté de la cour. »
Une partie des actions du Nord sera réalisée pour signer l’achat (pour 40.000 fr ; il lui restera une centaine d’actions). Balzac envisage de vendre sans peine certaines parties des terres inutilisées pour arriver ainsi à un coût plus raisonnable : « En somme, il faut mettre 80.000 fr à l’une ou l’autre acquisition, mais dans l’une ou l’autre il y a pour 30 ou 40.000 fr de bien de trop, à vendre en détail. » (10 juin 1846) Il revient là-dessus dans la lettre suivante : « Crois-moi, Beaugaillard ou Moncontour sont d’excellentes affaires, il faut y mettre notre établissement principal, et chercher un pied à terre à Paris. C’est le plus sage et le plus rationnel. A St Avertin, comme à Vouvray, les paysans sont riches et quand on vend en détail, on a toujours acquéreur. » (1er et 2 juillet 1846)

Ces achats sont accompagnés de mystères. « M. de Margonne a dit que Moncontour était la plus belle affaire que je pouvais faire, si elle est faisable. » (22 juillet 1846) « Il est probable que j’aurai Moncontour, ou quelque jolie chose en Touraine. » (29 septembre 1846) Les si abondent. Balzac insiste beaucoup sur le rapport de la vigne, qui rendrait le prix de revient plus accessible, mais nous sentons bien l’aspect hypothétique.
Les récoltes, c’est connu, dépendent du temps qu’il fait, et le climat… Il écrit en août 1847 : « On a fait 20.000 fr de vin à Moncontour l’an dernier, on en a fait 25.000 cette année. Ah ! si nous avions acheté cela 120.000 fr, avouez que c’était beau de récolter pour 45.000 fr en deux ans, cela ne revenait plus qu’à 80.000 fr, et nous ne serions pas pris dans les rails du Nord pour deux ans. Les récriminations sont stupides. Ceci est à l’état de nouvelles de Vouvray, et voilà tout, M. Margonne m’a dit qu’on en voulait 200.000 fr de Moncontour. Il lui faut laisser subir cinq mauvaises années… » C’est une lettre très amère à propos de laquelle on pourrait faire plusieurs remarques. Balzac s’imagine  vigneron  et refait l’histoire ; or c’est une tâche astreignante et on peut douter de sa capacité à « récolter 45.0000 fr en deux ans ». D’autre part il peut souhaiter « cinq mauvaises années » au vendeur, mais la météo, ça ne se commande pas, à la campagne, on le sait bien. Enfin, on remarque que le prix de Moncontour a grimpé depuis que Balzac s’y est intéressé, de 120.000 fr en 1846 à 200.000 fr en 1847, ce qui rend l’achat impossible.
Au départ, Balzac se voit installé à la campagne. Quel rêve ! :
« Vivons à Vouvray 7 mois et 5 à Paris, sans voir âme qui vive. » (30 mai 1846) ;
« En ayant  une maison de campagne à Vouvray qui ne coûte que 20.000 fr au minimum et 25.000 fr au maximum, nous aurions une habitation pour sept mois de l’année où nous trouverions en produits
1° des fruits, du beurre, des légumes pour nous
2° du vin à vendre pour payer les frais de concierge, de jardinier, etc. et pour payer les impositions et les réparations. » (1er juin) ;
 « une vigne à Vouvray nous rapportera et ne nous coûtera que de 20 à 25.000 fr. Y a-t-il à hésiter, vu l’amour des deux loups pour la vie des champs ?  » (2 juin)
Passer 7 mois à la campagne, c’était beaucoup demander à Evelyne Hanska qui rêvait de la vie parisienne et de son brillant.
Puis, malgré les incertitudes mentionnées plus haut, ce n’est plus une simple maison, c’est le château. Un peu comme dans un de ces contes où l’on passe magiquement de la chaumière au palais.
Sans le dire nettement, Balzac compte sur l’aide matérielle de Madame Hanska. Il l’implique souvent : « une vigne à Vouvray nous rapportera… », « si nous avions acheté cela… » etc. A-t-elle trouvé les arguments de Balzac « plus sage(s) et … plus rationnel(s) » ? Certes elle est veuve (depuis novembre 1841), mais peut-elle décider seule de son bien ? Vendre Wierzchownia (le domaine fonctionne avec 300 serfs) ? Et sa fille Anna ? Et si elle a des liquidités utilisables, que dire des difficultés des transferts de fonds entre la Russie et la France ? Madame Hanska a clairement pris position contre cet achat de Moncontour. Nous ne connaissons pas les mots qu’elle emploie dans sa réponse mais Balzac écrit : « Ah ! la belle affaire que Moncontour, que vous m’avez déconseillée. » (31 mai 1847)

Avant de quitter la France (Balzac va passer ses derniers mois en Ukraine où il se mariera avec Eve le 14 mars 1850), il trouve cette consolation : « M. de Margonne a du vin de Vouvray de 25 ans de bouteille chez lui, vous ne vous figurez pas ce que c’est doux et liquoreux, absolument comme le vin de Tockay… » On croirait entendre Margaritis parlant à Gaudissart de son « vrai velours ».

Cela reste ce rêve impossible et nous nous souvenons à jamais de cette lettre du 10 juin 1846, même si c’est la légende dorée : « Moncontour est ma prédilection, je voudrais que tu vinsses le voir tant c’est joli. C’est une des plus belles vues de la Touraine, et il y a une station à une demi-lieue, celle de Vouvray. Si nous avions Moncontour, tous mes plans seraient changés. Je ne meublerais plus si richement l’appartement de Paris, nous attendrions ; je réunirais tous mes efforts sur le château de Moncontour, car on peut l’habiter toujours. Si plus tard, nous avions une terre, il faudrait toujours venir y passer les automnes qui y sont délicieux. Ce serait notre séjour pour au moins dix ans, et nous passerions décembre, janvier, février, mars et avril à Paris… »


[Illustrations :
1. dessin de Ferdinand Bac, début 20e siècle ; inscription par l’artiste.
2. Eva Hanska, Vienne 1835.
3. dentelle de Malines
4. Château de Moncontour, carte postale ancienne, début 20e siècle.
5. étude par Rodin (vers 1891) pour son Monument à Balzac (1897).]

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