Norge, poèmes à lire et à dire

Ton temps têtu te tatoue.
T’as-ti tout tu de tes doutes ?
T’as-ti tout dû de tes dettes ?
T’as-ti tout dit de tes dates ?
T’a-t-on tant ôté ta teinte ?
T’a-t-on donc dompté ton ton ?
T’as-ti tâté tout téton ?
T’as-ti tenté tout tutu ?
T’es-ti tant ? T’es-ti titan ?
T’es-ti toi dans tes totaux ?
Tatata, tu tus ton tout.

Norge et le plaisir de jouer avec le langage. Vous avez vu ?
Et on le trouve ailleurs, pas seulement avec le poème Totaux dans le recueil Charabias en 1990.
N’y a-t-il que cela ? Jouer avec le langage ? Avez-vous vu les mots employés ? Norge commence en disant que nous sommes les esclaves du temps (v. 1), il sait aussi que nous ne savons pas (v. 2 et v. 11), qu’il ne sert à rien de se révolter (v. 3), mais que le sexe est important (v. 7). La table de multiplication que l’on chante sans réfléchir nous aide à vivre. Ce poème est peut-être comme une litanie chantée, mais les mots y sont importants. Voyez titan (v. 9). Norge exprime notre insignifiance. Souvent ses poèmes parlent des insectes, des fourmis, des mouches ; des êtres, quoi. Comme nous.

Écoutez Jeanne Moreau chanter Fourmi ; ce poème formé de vers de quatre syllabes, long comme une colonne de fourmis, est dans le recueil Les quatre vérités paru chez Gallimard en 1962.


On sent dans ce poème, et souvent chez le poète, le besoin  d’un dépassement de soi :

Et comment tour-
Nent les planètes
Qui n’ont pas la
Moindre importance ?
Que fait l’histoire
Au fond des cœurs
Et comment battent
Ces cœurs d’hommes
Qui n’ont pas la
Moindre importance ?
Norge sait exprimer le sacré (voyez Le vin profond en 1968) :

Ah ! Seigneur, donne-moi la couronne et le verbe. Ah ! donne-moi ces temps où l’âme est bondissante et suce un vin de force aux vignes de l’espace.

Mais les idéologies rassies, les religions, sont inefficaces ; est-ce de l’anticléricalisme primaire ?

Paf ! l’a chu, la grande idôlée.
L’était belle et tant cajolée ;
Paf ! l’a chu d’un’ seul’ tribolée.
 
Dans ses mâchefers, ses plâtras,
Ses tracas, ses cas, ses fatras
Paf, l’a chu, l’est tote à plat
 
Z’orgues, vous peut bien gazouiller.
Z’encens, vous peut bien grésiller.
Z’esprits, vous peut bien zézayer.
 
Paf, l’a chu et l’est tote à plat.
 
Fallait pas qu’ell’ fass’ tant semblant.
Fallait pas qu’ell’ no saigne à blanc.
Fallait du coeur, fallait du flanc.
 
N’en avait plus, n’en avait pas.
N’avait plus qu’ feintise et blabla :
L’a bien chu, paf, l’est tote à plat.

Que manque-t-il alors ? Dans ce poème La chute d’une déesse (paru dans le recueil La langue verte en 1954), Norge le dit bien, dans cette langue si efficace :
Fallait du cœur, fallait du flanc (v. 13).
L’amour du prochain est essentiel. On peut faire face avec courage et désinvolture au mal et à la mort, mais pas au manque d’amour :

Le p’tit grain d’plomb qui faucha l’gros lapin,
Le p’tit couteau dans le cœur de Marie,
Le p’tit éclair sur l’épaul’ de Firmin,
Mon Dieu ! tout ça, c’est d’la mort en série.
 
Le p’tit crochet dans la bouch’ du gardon,
Le p’tit poison qui mordit l’sang d’Adèle
Le p’tit microb’ dans l’intestin d’Raymond,
Mon Dieu ! tout ça, c’est d’la mort naturelle.
 
Le p’tit vent creux dans les poumons d’Julot,
Le p’tit lacet qui serra l’cou du loir,
Le p’tit marteau sur la caboch’ du veau,
Mon Dieu ! tout ça, c’est d’la mort accessoire.
 
Mais le p’tit non sur les lèvres d’Anna
Quand je lui d’mande encore un peu d’amour,
Ca, c’est d’l’horreur, ça c’est d’l’assassinat,
D’la mort qui pue et d’la griff de vautour.
 
Anna, ma douc’, Anna mon p’tit mouton,
Tout’les aut’morts, qu’est c’que tu veux qu’ça m’fasse ?
Mais ce p’tit non qui répond toujours non,
Ce p’tit non-là, c’est d’la mort dégueulasse.

Répétons-le, l’amour du prochain est essentiel. Norge le dit dès le début de sa carrière poétique (voyez A une petite catin qui s’était endormie paru en 1926) et constamment, comme cet écho au Cantique des cantiques dans Le vin profond (en 1968) où il glorifie l’amour humain :

Elle est ma grappe, elle est ma vigne, et dans le souvenir du cellier, elle est mon vin profond.
Impossible de tout citer : c’est une poésie multiple, riche en sonorités, riche en signification, au-delà du désespoir :

Je dis boum et tu dis boum-boum. Je réponds boum-boum-boum car je veux boumer plus que toi. Ça reboume de plus en plus fort, et c’est ainsi que commencent les grands empires. C’est ainsi que les grands empires finissent. Et d’ailleurs que, boum, ils recommencent.

(Dans le recueil Les oignons, paru en 1953 chez Flammarion.)

Nombreux sont ceux que la poésie de Norge a attiré.
Écoutez Jeanne Moreau ; vous retrouverez Le Petit non et cet univers de désespoir et de joie.
Écoutez encore ce poème, chanté par Juliette.

Cet été (2017), Radio Luynes (RFL 101) a évoqué cette poésie avec Jean-Marie Lardeau pour le Printemps des Poètes et celui qui écrit ces lignes. On trouvera de quoi rêver en écoutant l’émission.
C’était une approche de cet univers poétique. Norge nous a prévenu (dans Les oignons, publié en 1993) que c’était difficile :

Je mets beaucoup d’ordre dans mes idées.
Ça ne va pas tout seul :
Il y a des idées qui ne supportent pas l’ordre
Et qui préfèrent crever.
À la fin j’arrive à avoir beaucoup d’ordre,
Et presque plus d’idées.

[Pour la première et la dernière image, je remercie le site très riche de la Nouvelle Revue Moderne.]

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