Du polycarbonate dans l’assiette

Une exposition d’œuvres de l’artiste costaricien Carlos Poveda, au Pavillon Charles X du Parc de la Perraudière à Saint-Cyr-sur-Loire, a suscité les réflexions qui suivent. Ces notes ont d’abord paru dans mon bulletin vovreio n° 12 du 22 septembre 2009, puis ont été reprises dans Ici Tiquicia (le bulletin de l’Association Nationale France Costa Rica) n° 11 de décembre 2009. J’en reprends l’essentiel avec un intérêt plus marqué pour la trajectoire de l’artiste.

Les sculptures étaient intitulées Plato pour la plupart, avec un numéro. En effet on voyait des plats, mais remplis d’étranges nourritures ; il y avait là une séduction, mais aussi une provocation.

Quoi de plus banal, de plus universel que l’acte de manger ? En même temps, cette préoccupation constante de chacun est de celles auxquelles on n’accorde souvent qu’un minimum de réflexion. Quel paradoxe !

Devant les assiettes et les plats servis par Carlos Poveda, nous nous arrêtons, la fourchette en suspens. “Manger pour vivre” dit l’expression. On hésite à la retourner, mais interloqués, surpris, devant les œuvres de ce plasticien, la pensée nous vient que ces “Paysages domestiques” (Paisajes Domésticos en espagnol) nous parlent d’un au-delà du quotidien.

Parmi les nombreuses expositions où Carlos Poveda a participé, celle de 2008 à Caracas, que son commissaire, Franklin Fernández, avait intitulée “La imagen doble” (L’image double) a retenu notre attention. Sur les photos de l’exposition on voit les visiteurs, jeunes et moins jeunes, perplexes et inquiets devant l’œuvre de Carlos Poveda proposée. Il y a en effet ce double sous l’apparence, renvoyant aux problèmes de l’être même. On peut voir dans l’évolution de l’artiste une tendance au déclin, à la chute. Les nuages sur papier, si légers, se coagulent en masses incertaines, les oiseaux ne volent pas, ils tombent, et l’être humain devient un icare. Certes, à côté de cette inquiétude, on trouvera de l’humour (qui n’est pas absent dans les “paysages” proposés), et aussi de l’espoir.

Il est par exemple dans cette “germination” des années 90, appelée “Gimmel“, qui se trouve au Museo de Art Costarricense (MAC) à San José.

Goethe avait bien vu, dans une simple feuille, cette force de la nature. Ici, nous avons dans cette sculpture une volonté de croître, d’échapper à la finitude imposée par le bois, le métal, le polyéthylène téréphtalate.

L’exubérance de ces tiges qui cherchent l’évasion, certains la verront dans les nourritures qui chargent ces plats ; on peut imaginer des légumes ou des fruits tropicaux, bien connus de l’artiste, pejibaye, chilacayote ou ñampi, d’étranges patacones ou des tamales mystérieux.


La profusion de riche nourriture est aussi une évocation de la société de consommation. Une des filiations artistiques de Poveda est sans doute le pop-art américain où peintres et sculpteurs comme Rosenquist ou Oldenburg ont trouvé leur inspiration dans la critique de ce monde où nous vivons. Bien sûr, l’art de Poveda est dans le droit-fil de la nature morte représentant les objets de bouche, comme le bodegón. Et il ne faut pas oublier sa variante plus nordique, la vanité, toujours présente. Sans doute il n’y a pas de crâne, de mouche qui volette ou de pétale qui tombe, indiquant que tout passe, mais la mort est aussi présente dans ces “Paysages domestiques“. Et in Arcadia ego, déchiffrent épouvantés les bergers de Poussin.

Comme le dit Jacques Réda dans son poème sur les supermarchés, devant ces “palpables trésors“, nous éprouvons “une vague nausée” et citant Dante et son “Lasciate ogne speranza, voi ch’entrate“, dans ce monde où nous vivons, comme aux enfers, il faudra conclure : “Laissez toute espérance“. Le visiteur de l’exposition des œuvres de Poveda, sans sombrer dans le désespoir, doit lui-aussi aller au-delà de l’apparence.
Devant ces plats nous sommes à la fois attirés et repoussés. Cette ambivalence, l’artiste la partage. Derrière le désir et la séduction, le dégoût et la répulsion ne sont pas loin. Voyez les plats de viscères luisants, offerts à notre fascination.

Cette ambigüité métaphysique est dite avec humour. Dans cet espace circonscrit de l’assiette, ouvrez grand vos yeux ; regardez – peut-être pour la première fois – ce que vous mangez. Et comme l’enfant qui chipote avec sa purée, arrêtez un instant et contemplez ces monts et ces vallées qui conduisent… vers quel ailleurs ?

Malgré cette matérialité pesante de la nourriture, le rêve n’est pas loin. Là aussi est l’ambivalence de cet art. Jusqu’à cet envol magique de l’ange (de la vie / de la mort) où certains ont pu voir

ces délicieuses “tourtières” de Montpezat en Périgord, qui mélangent si bien la lourdeur de l’aliment à la légèreté du songe.

Et on n’oublie pas non plus que ce sont là des œuvres d’art. Le sculpteur joue sur les matériaux et ses trouvailles sont réjouissantes. Il se délecte aussi avec les matières et les couleurs contrastées, ainsi les rouges, les oranges,  d’une impossible pâtisserie,

les verts et les irisations, l’instant d’avant la décomposition.

Si nous ne l’avions pas compris, Carlos Poveda nous redit que la nourriture est un dépassement de soi et que ces “Paysages domestiques” sont un grand dépaysement.

D’autres l’avaient vu avant lui. J’ai parlé du pop-art et de sa critique de la société de consommation. On ne peut s’empêcher de mentionner une coïncidence tourangelle. Les céramistes du 19e siècle comme Avisseau ne sont pas loin, et derrière eux l’immense Palissy. Comment ne pas voir dans les verdures de Poveda

les choux et les salades débordants de ces artistes. Ils montraient l’exubérance de la vie, et aussi dans leurs plats ou leurs “bassins”, l’image du froid et du visqueux, ces escargots baveurs, ces crapauds, ces reptiles souvent présents avec insolence, une insolence qui est aussi au cœur de l’art de Carlos Poveda.

Ces œuvres sont des offrandes ; le caractère religieux, mystique, n’est pas loin, on l’a vu. On n’oubliera pas que Poveda a aussi réalisé des “objets de culte” (voir le catalogue en ligne de l’exposition O’Culto de juin 2011 ; tout le rituel est décliné : amulettes, talismans, icônes, reliques, ex-votos et les chamans apparaissent).

Carlos Poveda sert ses “paysages domestiques” depuis plusieurs années. Il a commencé à Caracas dans les années 95/96 (voir sur ce sujet l’entretien en anglais, dans le Tico Times du 22 novembre 2015). Dans cet article, Carlos dialogue aussi avec le plasticien Pablo Romero, et peu importent les cinquante ans qui les séparent : il y a chez eux deux le même plaisir de travailler la matière, apporter une histoire aux objets. Romero voit bien dans les Paysages domestiques de Poveda la proximité avec les vanités mentionnée plus haut.

Récemment l’être humain est apparu dans le paysage, en accentuant le côté magique comme avec L’Alchimiste (2015).

La même matière plastique qui servait à montrer des nourritures incorruptibles, éternelles, fait naître cette créature mystérieuse, encore écrasée, comme nous sommes, mais déterminée à trouver une réponse, et, on le sent, puissante.

Un entretien (en espagnol) dans Experimenta est illustré avec un nombre important de dessins des “figures humaines” qui datent des années 60/70. On peut y voir des êtres torturés essayant en vain de surmonter leurs problèmes comme les personnages vus par Jean Rustin. Ce sont des dessins. Dans cet entretien Carlos Poveda évoque ses débuts de plasticien quand il exposait ses dessins à San José avec le Grupo Ocho qui ouvrait le Costa Rica à la modernité. 45 ans plus tard L’Alchimiste, une sculpture, est également une “figure humaine“.

 

 

 
[Carlos Poveda est présent au Museo de Arte Costarricense de San José de façon permanente et par des expositions temporaires comme “Imaginario irreverente” (Imaginaire irrévérent) en 2004 ou “De donde vengo y adonde estoy” (D’où je viens et où je suis) de novembre 2014 à janvier 2015.
L’exposition “O’Culto” en août 2012 au Museo de Arte y Diseño Contemporáneo (MACD) est bien présentée avec des photos, par Ticoclub, avec des informations sur l’artiste.
Également à San José la galerie ArtFlow l’a exposé, notamment avec l’Alchimiste. A Paris, il a été exposé à la galerie Nery Mariño (8 rue des Coutures Saint Gervais, 3e), surtout spécialisée dans l’art cinétique mais qui défend les artistes latino-américains. Il faut lire (en espagnol), l’entretien mentionné plus haut de la revue madrilène en ligne Experimenta
où le critique Luis Fernando Quirós fait repasser à Carlos Poveda toute son évolution jusqu’à aujourd’hui. Le site de l’artiste, que l’on peut lire en français, apporte un éclairage sur toute son œuvre.]

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