“Pura vida” ou “Viva la muerte” ?

Le livre de Patrick Deville Pura Vida, paru au début 2004, nous entraîne dans le kaléidoscope de l’histoire de l’Amérique Centrale et de la Caraïbe. L’auteur parle d’emblée “du grand music-hall de l’histoire” (p. 13).
A travers des images colorées organisées en structures rhapsodiques (des lieux typés comme les bars rythment le récit), c’est un voyage dans la tête de ses personnages de Bolivar à Castro, en passant par Sandino, Somoza, le Che et – c’est là le hic – William Walker. Les héros de Patrick Deville se drapent dans le romantisme de l’échec, tous réunis, amalgamés, devant un peloton d’exécution.


Le sous-titre du livre, “Vie et mort de William Walker“, attire notre attention sur ce personnage honni de l’histoire costaricienne. Mercenaire financé par les esclavagistes du Sud des Etats-Unis, il est “missionné” pour installer leur ordre social et économique en Amérique Centrale. Patrick Deville dit cette chose vraie, mais sans insister, que “son prestige est immense auprès des sudistes, qui voient se réaliser grâce à lui le Destin Manifeste.” Au Costa Rica il échoue, vaincu par un sursaut patriotique à la bataille de Santa Rosa (1856), événement devenu depuis, à juste titre, le symbole de l’indépendance et de la démocratie victorieuse en Amérique Centrale (voyez le Monument National et la sculpture de Carrier Belleuse à San José).


Tout cela, Patrick Deville ne veut pas le savoir. Son William Walker, dit-il, est “ridicule et sublime” (p. 17). L’histoire  et la science historique sont aperçues, “montrées”, mais tenues à distance. L’Histoire y est malgré tout présente, que ce soit l’évocation d’un 16e siècle coloré avec la vie de Gonzalo Fernández de Oviedo, auteur de l’Historia General y natural de las Indias (50 volumes) ou celle bien documentée des trafics de drogue de Castro et du sacrifice en 1989 de ses “fusibles”, le général Arnaldo Ochoa et Tony de la Guardia. L’auteur liquide le Monumento Nacional en 18 lignes (p. 234) ; il rejette les statufications anciennes pour pouvoir héroïser “le méchant”.

Son héros est Kurtz, comme le personnage de Conrad dans Au cœur des ténèbres. Lecteur avide de Byron (mais qui ne l’était pas en 1820 ?), marqué par une blessure amoureuse (mais ne savons-nous pas que “il n’y a pas d’amour heureux“), il s’achemine vers son néant. C’est une marche au supplice : chaque épisode de sa vie rapporté par le livre se terminant par l’incantation scandée : “et il lui reste un an à vivre“, “et il lui reste neuf jours à vivre“, etc.
Le problème, c’est que s’il n’avait pas existé, ses commanditaires en auraient trouvé un autre, lui aussi amateur de Byron ou de Shelley, comme ils l’ont fait d’ailleurs, en imposant de façon à peine plus subtile leur forme d’exploitation de l’homme par l’homme par le biais des multinationales? Relisez donc Mamita Yunai  ! Patrick Deville, il est vrai, pour faire plaisir à sa gauche, parle de “la United Fruit de mauvais souvenir” (p. 182) et sait que les Etats Unis ont vaincu : “les descendants de William Walker ont finalement gagné la guerre économique, et occupent touristiquement le pays.” (p. 235). Il y a en effet des “mauvais souvenirs” encore très présents.
L’auteur écrit après la fin de l’histoire. Droite et gauche, les idéologies se valent toutes et le méchant vaut le martyr. L’auteur monte des parallélismes difficilement défendables entre William Walker (le “Marcheur”, comme Johnnie du même nom, “still going strong“) et le Che, tous deux médecins, déracinés, lettrés (problème : Walker n’a pas laissé grand chose pour ce qui est de l’écriture, et l’auteur le regrette), idéalistes (rêve impossible) et tous deux frappés par un chagrin d’amour.
Mais quelle confusion quand Patrick Deville imagine que son William Walker a pu prendre pour modèle à imiter Lord Byron luttant et mourant pour la liberté du peuple grec ! La liberté ! Est-ce au nom de cette valeur que William Walker s’est jeté sur l’Amérique Centrale ? N’est-ce pas plutôt pour satisfaire son avidité mercenaire et sa jouissance névrosée du pouvoir ?
Une métaphysique du mal est affirmée contre l’idéalisme révolutionnaire. Le Che en Christ de Mantegna est mentionné –

c’est à la fois honnête et roublard – et aussitôt balayé d’un revers de la main. L’histoire est finie, la révolution est finie nous dit Patrick Deville. La phrase de Simon Bolivar “celui qui sert une révolution laboure la mer” (El que sirve a una revolución labra el mar) est utilisée par l’auteur en leitmotiv, symbole de “A quoi bon ?”, alors que chez le Libertador elle veut stimuler l’énergie du désespoir. D’ailleurs Castro, nous explique Deville, même au début était pourri jusqu’au trognon.
Facile d’affoler la boussole de certains : Christophe Kantcheff dans Politis (4 mars 2004, n° 791) ne voit dans ce livre que “les révolutionnaires oubliés d’Amérique Centrale” et pleure quasiment sur William Walker. Quelle confusion !

Cela dit, le doute mortifère est une drogue difficile à fuir. Et il est vrai que ce livre exerce une insidieuse séduction sur le lecteur. L’auteur y promène son mal de vivre et nous donne à voir, là aussi, le kaléidoscope d’une vie nomade, vraie ou imaginaire, peu importe, c’est le texte qui compte.
Ainsi sa rêverie, à l’érotisme à peine esquissé (et d’autant plus puissant) sur la servante Alina à Managua, s’achève brusquement sur une vision de l’échec et de la fuite, inévitables : “Et puis un jour, on laisserait la voiture sur le parking de l’aéroport Sandino, la clé sur le contact. On disparaîtrait. Alors mieux qu’elle ignore tout de ce funeste projet.” (p. 116)
L’écriture devilienne, d’un impressionnisme grinçant, est un philtre puissant. Le lecteur est sans cesse ramené au néant :
Le grand mont Picacho point vers des nuages au couleur de gaz ou de métaux grisâtres, argent et titane, plomb, zinc, manganèse ou aluminium, sous lesquels des vautours noirs, zopilotes dont seule palpite au vent l’extrémité des longues rémiges, dessinent des sinusoïdes ascendantes sur le ciel au-dessus des montagnes, comme des fragments de vieux journaux brûlés au-dessus d’un incinérateur.” (p. 171)
Comme devant une ancienne “vanité”, nous ne pouvons nous empêcher de contempler ces objets chatoyants extraits de l’Histoire, tout en gardant dans le regard le sablier du temps qui passe et la mouche de la putréfaction.

 

 

 
[Article écrit à l’automne 2004 et paru dans Ici Tiquicia (Bulletin de liaison des adhérents à l’Association nationale France-Costa Rica) dans son n°2, Hiver 2004, daté du 27 décembre 2004, pp.23-24. Depuis Pura vida, Patrick Deville a écrit d’autres livres. Il est considéré comme un des grands écrivains français, notamment après Peste et choléra, biographie romancée d’Alexandre Yersin, qui a obtenu le Prix Fémina en 2012. Je ne modifierais pas d’une virgule ce que j’ai écrit sur Pura vida. C’est surtout le point de vue idéologique que je critique. Si je ne trouvais pas un intérêt certain à l’écriture, je n’aurais pas consacré autant de temps à ce livre. BC]

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