Le poète Beat américain Lawrence Ferlinghetti (voir les notices dans Wikipédia, en français ou en anglais) est venu en France après la guerre pour soutenir un doctorat à la Sorbonne, et y a vécu entre 1947 et 1951.
Pendant la guerre, il était dans la Marine (Navy) où il s’était engagé en 1942 (né en 1919, il avait 23 ans) et avait le grade de lieutenant commander à la fin de la guerre (il a participé au Débarquement en Normandie et vu Nagasaki en septembre 1945, quelques semaines après le bombardement).
Utilisant la loi qui permettait aux GI de poursuivre leurs études (GI Bill), après des études à Columbia University, il a rédigé et soutenu à Paris une thèse sur la ville dans la poésie moderne.
Il connaissait bien le français, ayant vécu ses cinq premières années chez sa tante française à Strasbourg. Plus tard il devint traducteur en anglais de Jacques Prévert. Parmi ses voyages en France, il est passé à Vouvray. Je ne sais pas encore quelle année c’était. Peut-être buvait-on le fameux 47 ? C’est possible.
J’ai d’abord rencontré son poème Drinking French wine… sur Internet, puis dans le recueil How to Paint Sunlight, publié en 2001, et qui rassemble des textes écrits entre 1997 et 2000. J’ai voulu faire partager ma surprise et mon plaisir aux lecteurs des Liserons qui était alors le bulletin papier de la Bibliothèque de Vouvray. Une première traduction a été soumise à Lawrence Ferlinghetti (j’ai veillé à ce que ma lettre soit dûment décorée avec la flamme postale de Vouvray – la Poste, en ce temps-là, en imprimait une à côté du timbre – imaginant, amusé, la surprise du poète), sachant que l’excellent connaisseur du français qu’il est saurait me donner un avis pertinent. Sa réponse, reçue au moment de Noël (2006), a été pour moi une grande joie et j’ai essayé d’infléchir ma traduction dans le sens qu’il souhaitait. Son texte, suivi de ma traduction sont parus dans les Liserons n° 7 de janvier 2007.
Ce poème avait été publié en 27 avril 2005 dans une édition bilingue : Blind Poet : Poète aveugle. Je ne suis pas toujours d’accord avec la traduction de Marianne Costa, lue après avoir fait la mienne.
Drinking French Wine in Middle America
Bought a bottle of Vouvray
and poured out its bouquet
of the French countryside
on the plains of Middle America
and that fragrance
floods over me
wafts me back
to that rainy hillside
by the banks of the Loire
Vouvray tiny village
where I sat with rucksack
twenty-eight years old
seafarer student
uncorking the local bottle
with its captured scent of spring
fresh wet flowers
in first spring rain
falling lightly now
upon me-
Where gone that lonesome hiker
fugace fugitive
blindfold romantic
wanderer traumatic
in some Rimbaud illusionation-
The spring rain falls
upon the hillside flowers
lavande and coquelicots
the grey light upon them
in time’s pearly gloaming-
Where gone now
and to what homing-
Beardless ghost come back again!
En buvant du vin français dans le Middle West
J’ai acheté une bouteille de Vouvray
et j’ai déversé son bouquet
de campagne française
sur les plaines du Middle West
et ce parfum
m’envahit
et d’un coup me ramène
vers ce coteau sous la pluie
sur les bords de la Loire
Vouvray petit village
où j’étais assis avec mon sac à dos
j’avais vingt-huit ans
étudiant au long cours
la bouteille du pays que je débouchais
avait gardé le parfum du printemps
de fleurs nouvelles mouillées
par la première pluie de printemps
qui tombe à présent doucement
sur moi…
Où s’en est-il allé ce vagabond solitaire
fugace fugitif
les yeux bandés romantique
errant illusiminé
au pays de Rimbaud…
La pluie de printemps tombe
sur les fleurs du coteau
lavande et coquelicots
la lumière grise les recouvre
crépuscule perlé du temps…
Où s’en est-il allé maintenant
et vers quelle destination…
Fantôme sans barbe, reviens encore !
Les personnes qui lisent l’anglais comprendront les difficultés du traducteur. Une remarque seulement, sur un mot qui m’a donné un peu de fil à retordre. Il s’agit du terme illusionation (un substantif) que j’ai rendu par illusiminé (un adjectif). Un poète a tous les droits sur le langage et en particulier celui de créer un mot. C’est ce que fait ici Lawrence Ferlinghetti en fabriquant ce qu’on appelle en français un “mot-valise” (et en anglais portmanteau word), qui soude le mot illumination (avec l’allusion évidente à l’oeuvre de Rimbaud) et le mot illusion. Je laisse au lecteur attentif le soin de démêler ce que j’ai essayé de tisser avec les mots “wanderer traumatic” qui sont dans le voisinage.