Un mois avant son voyage en Belgique de fin avril 1864, Baudelaire publiait le poème Bien loin d’ici dans La Revue Nouvelle (1er mars 1864). Titre peut-être ironique. Rétrospectivement c’est ce que l’on ressent. Le poète pense à sa jeunesse, nous le verrons, mais ce poème est paru quand ce long séjour belge avait commencé, et le poète était très malheureux. L’érotisme, le calme, la beauté, tout cela était absent dans le quotidien.
Le jeune Baudelaire (il avait 20 ans) avait été envoyé aux îles par son beau-père, le Général Aupick (encore lieutenant-colonel) afin de le “calmer”. Les îles, ce sont Maurice (anciennement Île de France) et la Réunion (appelée aussi Île Bourbon). Aupick ne savait pas que Baudelaire avait hérité de son père des œuvres d’Évariste Parny (grand poète méconnu, né à l’île Bourbon). Il avait lu ses Poésies érotiques (1778), très populaires, et les Chansons madécasses (1787), les premiers poèmes en prose de la langue française.
Vingt-cinq ans après ce séjour de 1839, il publie ce poème. Le voici :
C’est ici la case sacrée
Où cette fille très parée,
Tranquille et toujours préparée,
D’une main éventant ses seins,
Et son coude dans les coussins,
Écoute pleurer les bassins:
C’est la chambre de Dorothée.
— La brise et l’eau chantent au loin
Leur chanson de sanglots heurtée
Pour bercer cette enfant gâtée.
Du haut en bas, avec grand soin.
Sa peau délicate est frottée
D’huile odorante et de benjoin.
— Des fleurs se pâment dans un coin.
Dans ce sonnet inversé (les deux tercets d’abord, puis les deux quatrains) on peut voir une rêverie érotique, loin de la réalité, surtout celle de 1864. Le poème sera dans la 2e édition des Fleurs du Mal en 1866. Le rêve est impossible. C’est triste. Le bruit de l’eau y contribue : écoute pleurer les bassins (vers 6), Leurs chansons de sanglots heurtée (vers 9), la deuxième notation sonore renvoyant à une douleur accrue. C’est celle du poète, rongé par la syphilis (dont il mourra), à qui il ne reste que ces souvenirs du bonheur sexuel, mais aussi la douleur de Dorothée, enfant gâtée (vers 10) peut-être (c’est l’image d’elle qu’a le client), mais qui ne propose que de l’amour tarifé.
Il y a l’eau des fontaines, comme dans un jardin des délices andalou. Certes l’orientalisme était à la mode, mais nous ne sommes pas dans le palais de l’Alhambra. Le poème commence par nous dire que le lieu de l’amour est une case (vers 1). Nous sommes aux îles, c’est le souvenir du Baudelaire de 20 ans.
Un texte en prose publié un peu plus tôt (en 1863) dans la Revue nationale, et probablement écrit avant Bien loin d’ici, utilise le nom, si romantique, de l’héroïne : La belle Dorothée. Nous le lisons dans les Petits Poèmes en prose, livre publié en 1869. Nous comprenons vite que c’est la même Dorothée.
Des précisions sont apportées, notamment sur le physique de Dorothée. Sa poitrine est montrée dans le poème d’une manière générale, peu précise :
D’une main éventant ses seins (vers 4) mais où le texte en prose de 1869 dit finalement (une fois passés les choix pudibonds de 1863), “sa taille longue, son dos creux et sa gorge pointue” (3e paragraphe), comme si le regard concupiscent du client évaluait ce que sa piastre (11e et dernier paragraphe) lui permettait de toucher.
Nous apprenons que Dorothée est affranchie (6e paragraphe). Pourquoi alors se prostitue-t-elle ? Pour quelque jeune officier (10e paragraphe) ?
Elle est sensible, nous dit le texte, à sa beauté personnelle : sa jambe et son pied (6e paragraphe), un pied dont elle voit l’empreinte sur le sable fin (6e paragraphe). Avec son ombrelle rouge (4e paragraphe), elle affiche cette beauté : tout est à vendre (les paragraphes 4 et 5 insistent sur cette ostentation). Elle apprécie les parfums excitants (paragraphe 9) de la nourriture.
Mais, malgré la chaleur du soleil, censée exacerber les sens, Dorothée, en bonne prostituée, est frigide : son corps ne peut rien ressentir “la paresseuse Dorothée, belle et froide comme le bronze” (8e paragraphe).
Ces remarques sont volontairement interrogatives, comme le texte des Petits Poèmes en prose. Baudelaire montre qu’elle va, qu’elle a un but ; il nous donne la réponse aux motivations de Dorothée. Elle se prostitue régulièrement pour entasser piastre sur piastre (11e paragraphe) afin
d’acheter la liberté de sa petite sœur de 11 ans. Dans la première version du texte, en 1863, la prudence fait dire à Baudelaire : “sa petite sœur qui est déjà si belle“. Dans la version définitive, foin de la pudibonderie, il écrit : “sa petite sœur qui a bien onze ans et qui est déjà mûre, et si belle” (11e paragraphe). Le texte dit bien que les hommes promènent un regard lubrique sur le corps de la petite sœur de Dorothée et savent ce qu’ils veulent faire avec elle. Baudelaire dit clairement les choses et les dénonce. La fin de La belle Dorothée est optimiste : elle réussira à libérer sa sœur.
Ceux que l’aspect people intéresse liront les études faites sur le sujet, notamment dans le site réunionais “7 lames la mer” (voir la bibliographie). La petite sœur s’appelait Marie Dormeuil, elle était l’esclave d’un certain Édouard Lacaussade, etc. etc.
Ce drame humain n’est pas dans le poème Bien loin d’ici dont le but, nous l’avons dit, est l’abandon à la rêverie érotique, au sexe sans fin, loin du réel. Cependant une notation vient nous rapprocher de 1864 et de la vie de Baudelaire. Nous connaisons ses faits et gestes au début de son séjour grâce à Georges Barral, jeune assistant de Nadar, qui écrira Cinq journées avec Charles Baudelaire à Bruxelles. Une anecdote est intéressante : Baudelaire adopte une chauve-souris tombée de la chapelle Sainte Anne, devant l’hôtel du Grand Miroir, rue de la Montagne, où il réside. Elle est étourdie par la chute mais vivante. Il la met en cage et la nourrit “de mie de pain et de lait“. Il renifle son corps, le flaire, (je suis arrivé à humer avec délice le relent musqué qu’elle exhale, dit-il), il s’habitue à elle.
Dans le poème il avait écrit :
De haut en bas, avec grand soin,
Sa peau délicate est frottée
D’huile odorante et de benjoin.
(vers 11-13)
C’était Dorothée ; et à Bruxelles ?
Ailleurs dans le témoignage de Barral, Baudelaire fait l’éloge de la chasteté et détourne son compagnon de la maison de tolérance où tous les hommes vont.
Baudelaire caresse du doigt sa chauve-souris ; son corps huileux lui paraît étrange puis l’attire ; la chauve-souris pousse des cris (l’animal tressaille et glapit).
Qui jouit ?
[Illustrations :
– Photo satellite de l’île de la Réunion. (Source Wikipédia). On voit même un des merveilleux nuages.
– Pièce de 10 centimes, 1816, Isle Bourbon. (Source Wikipédia)
– Source : Dessin pour l’enseignement de la zoologie en écoles primaire (fin du 19e siècle) par Raph.]