Harmonie du soir

Voici un pantoum malais, c’est le « poème du bateau », Syair perahu, en écriture rencong ; ce manuscrit appartient à la British Library.

Nous ne sommes pas loin du poème de Baudelaire, Harmonie du soir.


Indépendamment des mots employés (sons, 3 ; valse, 4 ; violon, 6 ), ce poème est musical. Par sa forme d’abord, avec la structure qui évoque le pantoum (ou pantoun), avec les répétitions de vers entiers (2 et 5, 4 et 7, 6 et 9, 8 et 11, 10 et 13, 12 et 15). Baudelaire n’emploie jamais le terme, mais de nombreux critiques le font, bien qu’Harmonie du soir ne soit pas exactement fidèle au pantoum malais.

Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !

Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige,
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige.

Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vestige !
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !

Ces répétitions, comme dans un hymne religieux, en évoquent la monotonie, l’engourdissement que crée la musique du temple, mais aussi la transe qui ici vient culminer dans le dernier vers (non répété) où le poète n’est plus que la contemplation de l’image abstraite de l’amour.

La religiosité du texte s’appuie sur les substantifs où les accessoires du culte sont nommés : encensoir (2 et 5), reposoir (8 et 11), ostensoir (16). Mais l’objet du culte n’est pas divin. C’est de l’amour qu’il s’agit : ton souvenir (16).

Et en particulier de l’amour mort ; ce n’est plus qu’un souvenir (16), c’est le soir (3), la fin du jour ; si le ciel est beau il est triste (8) et le soleil se couche (12). L’image son sang qui se fige (12) renvoie à cette mort, comme celle d’un corps. La tristesse est partout, c’est l’atmosphère du moment (4 et 7), c’est l’état du poète : il est ce cœur qu’on afflige (6 et 9). L’amour est là, c’est un cœur tendre devant cette fin refusée, qui hait le néant vaste et noir (10 et 13). Son côté inéluctable est annoncé dès le début avec solennité : Voici venir les temps (1) dans un vers non répété comme pour souligner que cette mort est inévitable.
Certes, c’est fini, ce n’est plus que du néant (10 et 13), du passé (14).

On est frappé par l’évocation des correspondances dans le vers 3. Mais la couleur n’y est pas. Elle n’est pas dans le poème à part celle du soleil couchant. Nous avons vu que c’est une mort. Or la couleur, c’est la vie (ce sont les verts pâturages bibliques, ceux du Psaume 22) ; on retrouve le vert, précisément dans le sonnet des Correspondances (10). Ici, c’est son contraire, le néant vaste et noir (10 et 13).
La couleur a disparu avec ce qu’elle peut avoir de concret ; il n’en reste qu’une épure : la lumière, celle de l’amour : lumineux (14) et on la retrouve dans la contemplation finale : luit (16).
Le poème Harmonie du soir  a fait l’objet de 32 mises en musique, selon le Centre International de la Mélodie Française (CIMF), en commençant par Jean-Guy Bailly. On réécoutera la chanson de Léo Ferré ou une des nombreuses interprétations de la mélodie de Debussy, par exemple celle de Adam Klein (au piano Howard Klein) ; (et on bénéficie dans ce cas d’une traduction en anglais).

Une curiosité : on peut apprendre à prononcer le français en écoutant une lecture très lente du poème (mais pas de diérèse pour violon). Le texte est utile ; et il y a une autre traduction anglaise, où encensoir devient incense et reposoir devient altar ; cela stimule la réflexion.

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