Marion du Faouët n’est pas une inconnue. Plusieurs livres ont été écrits sur elle ; on a fait un téléfilm (Marion du Faouët, chef des voleurs, réalisé en 1997 par Michel Favart), donné son nom à des lieux, comme ici à Carhaix :
On trouvera une fiche de Wikipédia (en français) ou de Wikipedia (en breton ou brezhoneg) où sont de multiples références.
Le livre de Michèle Lesbre Chère Brigande, est d’abord une lettre. L’auteur dit : “je suis une femme qui écrit à une femme” (p.66). Dans une lettre, on donne de ses nouvelles. Ce livre est aussi sur Michèle Lesbre.
Une lettre comme on n’en fait plus. Elle est longue (pour un livre, c’est autre chose, et celui-ci est particulièrement bref : 77 pages) ; en plus, c’est nous qui lisons cette lettre. Marion du Faouët vivait il y a deux siècles. Elle ne savait pas lire.
Le passé n’y fait rien. Une lettre, c’est une voix adressée à quelqu’un qui est tout proche. Certes Marion du Faouët ne répond pas, mais elle est là, avec l’écrivain, avec nous. Marion du Faouët est morte ? Elle est dans ces lignes, elle réapparaît avec ces SDF au bord du trottoir ou comme la Marion rousse que l’auteur rencontre, voit dans la rue et disparaît elle aussi, elle est parmi les réfugiés dans les camps, à Calais (p.51) ou ailleurs.
C’est le monde d’aujourd’hui qui est tout autour et la lettre en parle. C’est le monde de Michèle Lesbre, c’est le nôtre. Il est partout dans la lettre, du banal au dramatique. Des dates précises viennent l’inscrire sur notre calendrier, ainsi cette crue de la Seine de juin 2016 (pp. 27 et 28) où l’auteur dit que même la police est impuissante à maîtriser cette force naturelle…
En ce qui concerne Marion du Faouët, Michèle Lesbre a noté les faits, glanés ici et là, tout en se démarquant des autres livres auxquels on a fait allusion plus haut, refusant l’image fausse qu’ils donnent, où elle apparaît “vulgaire et aguichante” (p. 16). Chère Brigande n’est pas une biographie de plus, mais Michèle Lesbre se fonde sur les données, en commençant par la mort : Marion du Faouët a été pendue en 1755 à l’âge de 38 ans (p.10). Elle est née en Morbihan près du Faouët (le mot vient du breton faou qui vient du latin fagus (=hêtre) ; je pense à ce poème de Maragall, publié en 1911, La hêtraie de Jordà (La fageda d’en Jordà) qui évoque la prison qui délivre (deslliurant presó dans le texte catalan) ; est-ce si loin ?
La mère de Marion vend sur les marchés, des femmes l’élèvent, mais quand deux sœurs fortunées la prennent pour lui inculquer les bonnes manières, elle ne veut pas s’embourgeoiser, et c’est un échec (p. 21). Elle est issue du peuple. Elle est peuple. Elle est femme. C’est une grande amoureuse ; Michèle Lesbre parle de son amour, Henri Pezron (hanvigen, c’est-à-dire homme libre en breton), avec délicatesse et lyrisme (p. 36, pp. 67-69).
Marion du Faouët dirige une bande de hors-la-loi (on dirait aujourd’hui qu’elle était “cheffe”) ; ils volent les riches, pour eux, certes ; mais redonnent aux pauvres, avec cette exigence de ne jamais tuer (p. 40). C’est comme un Robin-des-Bois. En 1743 (Marion a 27 ans), Henri est arrêté et exécuté. Elle continue sa vie, son combat. Nous n’oublions pas l’exergue du livre, “Seuls sont les indomptés” d’Edward Abbey (mais que la cinéphile Michèle Lesbre emprunte au film de Dalton Trumbo Lonely are the brave).
La justice s’acharne contre elle. D’autres “brigands” du 18ème siècle, les Mandrin, Cartouche, ont exprimé le mal de la société. Marion est arrêtée, torturée, “marquée au fer de la lettre V” et exécutée.
Elle incarne le féminisme : elle dirige sa bande, elle est mère, elle est persécutée comme femme. Michèle Lesbre insiste tout au long du livre que les femmes ont été depuis longtemps les victimes de la société, des “sorcières” (p.39). On pourrait reprendre le titre d’une récente exposition aux Archives Nationales : “Présumées coupables” ; cette persécution des femmes est une permanence de notre civilisation. Marion du Faouët n’a pas théorisé sa situation et son rôle ; Olympe de Gouges, quelques années après, a créé le féminisme (mentionnée par Michèle Lesbre, pp. 48-49). C’est une presque contemporaine de Marion du Faouët, qui ne savait rien du monde autour d’elle. A plusieurs reprises dans le livre, Michèle Lesbre insiste sur “l’inculture” de Marion du Faouët : ses contemporains “cultivés”, Vivaldi, Couperin, Voltaire ou Rousseau, des inconnus. Pour elle, le Siècle des Lumières n’existait pas (p. 22). Michèle Lesbre lui dit : “Tu ne connaissais sûrement pas le beau Discours de la servitude volontaire d’Etienne de la Boétie.” (p. 57) C’est en agissant que Marion du Faouët essaie de se libérer. Ce que l’on pourrait trouver comme des anachronismes voulus (par exemple – p. 26 – Marion du Faouët ne connaît pas le chemin de fer) nous disent que notre monde est le même. Les “accapareurs” du 18ème siècle (p. 20), existent toujours au 21ème siècle.
Michèle Lesbre, notre contemporaine, nous parle d’elle et de ses idées. Lorsqu’elle va à Quimper suivre Marion du Faouët, c’est son vécu personnel qui revient. Les nombreuses références aux films qu’elle a vus, aux livres qu’elle a lus, nous la rendent proche : nous aussi connaissons ces films et ces livres. Jadis Michèle Lesbre, partie prenante dans les combats de toute une génération (en particulier la Guerre d’Algérie) avait une solution “théorique” et nous pouvons mettre un nom sur “l’utopie” dont elle parle (p. 12, p. 38). Dans le livre, elle nous fait aussi part de son expérience, non pas intime cette fois, mais de citoyenne, ainsi son souvenir de “la petite Anita” (p. 46), opposée à la société, qu’elle a connue en tant qu’institutrice.
Si la Marion du Faouët se retrouve dans ce livre, c’est qu’elle a été appelée par une Marion d’aujourd’hui, SDF et vaincue (pp. 10-11, 13-17) et qui apparaît au début du livre, la Marion rousse mentionnée plus haut. Lorsqu’elle disparaît, quelqu’un écrit sur le mur “Où es-tu, Marion ?” (p. 16) Le livre est comme une réponse.
Michèle Lesbre nous fait partager son désarroi devant le monde d’aujourd’hui. Un monde que l’on ne peut fuir. Il y a des crues (Michèle Lesbre, on l’a vu, parle de la Seine en juin 2016) et aussi des horreurs (le massacre de Nice du 14 juillet 2016 marque aussi le livre, cf p. 76) et, d’une façon générale, un monde désespérant. Michèle Lesbre dit au début du livre : “tout m’agressait” (p. 10). Plus loin : “la misère… se banalise” (p. 50). L’idéologie, c’est fini ; il n’y a pas de solution théorique : “toute utopie semblait désormais impossible” (p. 12). Le bien, c’est dans un conte pour les enfants qu’on y arrive : Michèle Lesbre, songeant au titre de son livre, analyse brièvement Les trois brigands de Tomi Ungerer (p. 42) : le bonheur dans un conte. Vive le Never Never Land ! Mais la réalité ? Et qu’adviendra-t-il ? Les enfants ne sont pas sauvés par un conte : “je me demande quels adultes seront les enfants qui grandissent” (p. 50).
Alors, que faire ? Michèle Lesbre choisit de raconter des vies. Elle sait que les anonymes font l’histoire ; “ces vies me touchent infiniment” (p. 12). Ce ne sont pas tout à fait des inconnus, comme Louis-François Pinagot, sabotier de l’Orne, étudié par l’historien Alain Corbin.
Marion du Faouët est une héroïne du peuple breton, chantée par le groupe Tri Yann.
Ailleurs dans le livre, Michèle Lesbre parle de Victor D. (pp. 21-24, 31-32, etc.). Nous reconnaissons Dojlida autour duquel elle a écrit un livre. Pas tout à fait un anonyme non plus, mais un combattant issu du peuple et voulant y rester.
Que faire ? Michèle Lesbre trouve la liberté dans l’écriture. Villon était peut-être un mauvais garçon, un brigand lui aussi, mais d’abord un poète (p. 59).
Michèle Lesbre avoue son impuissance devant ce monde, mais dire lui fait du bien. Et les autres ? Et nous ? Raconter des histoires, c’est lutter contre la barbarie.
Le livre Chère Brigande ne donne pas de réponse aux problèmes de Marion du Faouët et aux nôtres. L’écriture est pour Michèle Lesbre une activité indispensable et nécessaire (p.23). La même nécessité qu’elle voit dans la marche, au long des plages (p. 11), dans les Monts d’Arrée : il faut aller de l’avant.
Le vécu de Michèle Lesbre qui fait aussi le livre, c’est cette deuxième moitié du 20ème siècle. Elle partage l’opinion de Sartre exprimée dans Qu’est-ce que la littérature ? (1948) : “On n’écrit pas pour les esclaves“.