J’ai écouté une lecture de Melody, une longue nouvelle (certains disent novella), écrite par Laura Kasischke (en anglais on prononce ka ‘zi:s ki, avec accent tonique sur la deuxième syllabe). Voici quelques impressions.
La nouvelle Melody se trouve dans un recueil publié à la fin du mois d’août 2017 par l’éditeur lillois Page à Page. Le titre en est Si un inconnu vous aborde. Ces textes ont été traduits par Céline Leroy. Ils ont été publiés en anglais (américain) en mars 2013 par Sarabande Books sous le titre If a Stranger Approaches You. C’est un regroupement de textes, parus auparavant séparément, Melody sur le site Five Chapters, consacré à la nouvelle. L’auteur en est très connu. On apprend beaucoup de choses sur elle en lisant la fiche que Wikipédia lui consacre ; en anglais, il y a des détails supplémentaires et de nombreux liens.
Une voix de la mid-America. Laura Kasischke enseigne la littérature
anglaise et le creative writing dans l’Université du Michigan à Ann Arbor et c’est depuis ce middle-west qu’elle nous parle.
On peut parler de la nouvelle Melody, sans rien déflorer. Laura Kasischke ne nous fournit pas de fin. On notera que le titre est le prénom du personnage féminin mais qu’il évoque aussi une forme musicale. Proust nous a appris (dans Les plaisirs et les jours) que la mélodie s’adresse à chacun de nous.
Ici, la musique n’est guère charmeuse : ce sont les fils électriques qui bourdonnent au début et qu’on entend encore à la fin.
La nouvelle est sur un divorce. Le dénouement est donc connu d’avance mais l’auteur n’est pas sociologue et traite en romancier un phénomène qui affecte des êtres particulier. Dans un premier temps, lorsque la nouvelle est parue sur Five Chapters, elle avait pour titre The Amicable Divorce (Divorce à l’amiable). On remarquera que le titre de la nouvelle c’est le nom de la femme, Melody, mais que c’est l’homme qui est au centre de la narration. L’histoire est vue par Tony Harmond ; il vit séparé de son épouse Melody et se rend dans son ancienne maison que Melody occupe avec sa fille, encore une enfant. On comprend que le divorce est en cours ; un des livres dans la bibliothèque de Melody est un manuel expliquant comment le faire sans douleur. Tony le fait disparaître dans le coffre de sa voiture. Les gens civilisés qu’ils sont doivent se parler. Ne le dit-il pas (et cela revient comme un leitmotiv : Il faut que je te parle.) ? Le divorce est chose banale, mais la vraie conversation serait-elle absente ?
Pour nous aider dans notre compréhension d’une histoire banale, il y a le cadre, lui aussi très banal. Tout était banal, nous dit la nouvelle. C’est l’univers de la banlieue américaine, suburbia, ces bedroom communities où tout n’est que luxe et beauté, dans le silence où rien n’est dit qui puisse être douloureux. Déjà, dans les années 60 de l’autre siècle, une rengaine, Little boxes on the hillside, avait souligné la conformité de ce monde. Ses habitants et leurs enfants (pretty children dit la chanson) sont cette middle-class américaine ; ainsi, dans la nouvelle, Melody est fille de dentiste ; son pouvoir de séduction (nous en reparlerons) commence avec sa magnifique dentition.
Le décor est fait de belles et tranquilles avenues, avec de belles maisons, une végétation soignée, comme à Troy, dans le Michigan.
On dirait que rien ne peut arriver sous cette apparente harmonie. Tony remarque cependant qu’il y a des fissures dans le trottoir ; le ciel, très clair, est comme du gin. L’amertume est possible. Les bancs portent des plaques qui disent le nom des morts. Les gens sont comme des rats de centres commerciaux ; ils ont une fausse liberté comme les rats de laboratoire dans leur labyrinthe implacable.
La banalité continue : c’est l’anniversaire de l’enfant. Tout est fait pour sauver l’apparence de la normalité. Tony retrouve sa maison ; il vient chez lui, mais, divorce aidant, il est un invité dans sa propre maison. Il en connaît le plan, avec la cuisine très centrale ; les objets sont importants. Ils sont décrits avec minutie et neutralité (ainsi la porte, la fenêtre). Les enfants jouent dans le jardin, réclament du ketchup en hurlant. Tout est normal. Son cadeau, pour sa fille, est une poupée Barbie, objet lui aussi des années 60, cadeau ô combien symbolique de la perfection humaine américaine (voyez ici l’étude magistrale de Marianne Debouzy).
Tony est venu pour l’anniversaire d’une enfant. Il se demande s’il pourra continuer à l’aimer ; ses boucles disparaîtront, ce sera une pré-ado, une ado, une femme, pour laquelle il éprouvera du dégoût. Sous la banalité, la superficialité des jeux d’enfant comme cette queue d’âne qu’il faut fixer au bon endroit, il y a cet avenir décevant.
Pour Tony, Melody était la fille saine. La nouvelle évoque leurs amours d’étudiants, le sexe sain, ses odeurs de lait et de tourte à la viande (mince-meat pie). La femme est longuement décrite et l’auteur insiste sur son côté sexy ; Tony note l’attrait de ses seins. Elle veut séduire et se refuse ; on peut dire que c’est classique, mais il y a une grande ambivalence.
Tony lui caresse la joue mais son attirance se transforme en un comportement animal avec la violence à la fin de la nouvelle. Laura Kasischke montre qu’il a toujours été pris dans le piège du conformisme. Le sexe ; comme les apparences sont neutres ! Mais que cette vie est absurde et que la douleur est inévitable ! Tous sont nourris de jeux télévisés, comme Jeopardy, jeu très populaire où l’on peut gagner beaucoup d’argent. Le mot jeopardy – le savent-ils ? – renvoie aussi au danger, au péril, et à la difficulté d’exister.