Balzac connaissait Vouvray.
Il y passait souvent. Enfant : c’était tellement près de Tours. Puis on l’avait envoyé au Collège de Vendôme. La diligence qui le ramenait à la maison passait non loin. Une ligne, venant de Blois, passait le long de la Loire et s’arrêtait au relais de la Frillière, juste avant Vouvray. Le bâtiment existe toujours.
Il y a ces lignes souvent citées sur l’arrivée au village :
… un des plus beaux sites que puissent présenter les séduisantes rives de la Loire. À sa droite, le voyageur embrasse d’un regard toutes les sinuosités de la Cise, qui se roule, comme un serpent argenté, dans l’herbe des prairies auxquelles les premières pousses du printemps donnaient alors les couleurs de l’émeraude. A gauche, la Loire apparaît dans toute sa magnificence. Les innombrables facettes de quelques roulées, produites par une brise matinale un peu froide, réfléchissaient les scintillements du soleil sur les vastes nappes que déploie cette majestueuse rivière. Çà et là des îles verdoyantes se succèdent dans l’étendue des eaux, comme les chatons d’un collier. De l’autre côté du fleuve, les plus belles campagnes de la Touraine déroulent leurs trésors à perte de vue.
et un peu plus loin, cette vision fantastique :
Le village de Vouvray se trouve comme niché dans les gorges et les éboulements de ces roches, qui commencent à décrire un coude devant le pont de la Cise.
Ce texte s’appelait d’abord Le rendez-vous, il est paru dans La revue des deux mondes en 1831 puis, plus tard, dans le roman La femme de trente ans .
Mais ce roman n’est pas notre sujet, ni L’Illustre Gaudissart (1835), situé à Vouvray, dans la Vallée Coquette en particulier.
Nous savons que Balzac a dormi à Vouvray. Qu’y faisait-il ?
La biographie de Roger Pierrot nous apprend qu’il y a dormi 10 ou 11 nuits, à la Caillerie, chez M. de Savary (incidemment, c’était le père de l’amant de sa mère, M. Jean de Margonne, le propriétaire de Saché, et donc le grand-père d’Henry, le demi-frère de l’écrivain). C’était en juillet-août 1823.
Quant au domaine de Moncontour (nous sommes bien plus tard, en 1846), avec le château, il l’aurait bien acheté à la fin de sa (courte) vie, si Mme Hanska avait avancé les sous, ce qu’elle n’a point fait (pas folle, car Honoré n’était pas doué pour les affaires). Il aurait été châtelain (et père), mais c’est une autre histoire ; voyez le lien.
En tout cas, contrairement à ce qui est dit au château, il n’y a jamais dormi.
Revenons fin juillet 1823. Honoré de Balzac ne s’intéressait pas à la jeune demoiselle Le Tissier dont le père, jusqu’en 1821 maire de Vouvray puis député d’Indre-et-Loire, vivait tout près, à la Bellangerie. Il rêvait à la dilecta (bien-aimée), Mme de Berny, qui vivait à St Cyr. Elle lui avait appris l’amour, ils s’écrivaient. Il l’appelait Laure, qui avait inspiré Pétrarque.
Honoré de Balzac se voyait poète. C’est par la poésie que ce romantique voulait entrer en littérature. Mais que c’était dur d’écrire des vers ! Voici comment il s’y prenait : d’abord il écrivait en prose ce dont il voulait parler, puis il essayait de versifier ce texte. Le résultat n’était pas toujours satisfaisant.
Un de ses premiers poèmes devait s’appeler Fœdora ; c’est un nom qu’il aimait et que nous retrouvons dans son oeuvre, par exemple dans La peau de chagrin. Le poème n’a pas été publié, mais nous le connaissons grâce aux notes dans l’édition de la Pléïade des œuvres de Balzac.
Au revers des lettres que Mme de Berny envoyait à Vouvray, il écrivait sa prose, puis ses vers. Nous en donnerons un exemple. Mais d’abord l’histoire.
Nous sommes en Russie. Fœdora tombe amoureuse d’un jeune homme mystérieux, d’une beauté parfaite. Certes, il a le regard froid, mais Fœdora ne le remarque pas. Tous s’écartent de lui car il crée un malaise. Et pour cause, car il est bourreau. Le bourreau. Mais Fœdora ne le sait pas et ne se soucie pas de ce qu’il fait, jusqu’au jour fatal où elle l’apprend…
Balzac a beaucoup de mal à écrire un poème de façon suivie. Les difficultés techniques s’accumulent. Il s’acharne, continue un peu à son retour à Paris, et abandonne.
On ne citera pas tout le travail, mais voici un exemple.
D’abord un extrait du squelette en prose:
Pourquoi son partner ne séparerait-il pas cette blonde tête de ce corps charmant… Pourquoi? … il n’en a pas le droit, mais il peut l’acquérir… Elle l’aime, voilà sans doute ce qui augmente la légèreté de Fœdora, voilà pourquoi elle est aussi peu pesante que lorsque dans un rêve on croit marcher sur les airs et qu’on y marche.
et un extrait de la versification du même passage:
Pourquoi de Fœdora l’épouvantable guide
Soulevant un couteau justement homicide
Ne fait-il pas rouler
Cette tête où l’amour où la beauté respire
Où son moindre regard fait éclore un sourire
Plus doux que le parler?
et aussi:
Qu’une vierge en proie aux visions d’un rêve
Quand elle croit marcher et mollement s’élève
Dans un air enchanteur
Le grand romancier n’était pas un grand poète…
Mais à Vouvray il avait entrepris cette lutte avec la langue. Très vite la voie décisive s’ouvrirait.