Consert de différents oyseaux

Nous écoutons cet air. Le luth, d’abord hésitant, nous entraîne. Il y avait un ballet dont c’était le début. Peu importe si rien ne bouge devant nos yeux, nous sommes pris par la danse. Étienne Moulinié (1659-1676) a choisi ce texte que l’on attribue à son contemporain, Salomon de Priezac, Sieur de Saugues :

Il sort de nos corps emplumez
    Des voix plus divines qu’humaines
    Qui tiennent les soucis charmés
    Et font dormir les peines

    Nous vous appellons à tesmoins
    Que si nos voix font des merveilles
    Nos luths ne pénètrent pas moins
    Les coeurs que les oreilles

    Gardez de vous abuser tous
    Ce serait chose bien estrange
    Si les corbeaux et les hiboux
    Chantaient comme des anges

    Nous sommes des dieux déguisés
    Qu’en ce lieu ces beautés attirent
    Et c’est pour nos coeurs embrasés
    Que nos bouches soupirent


Comme dans la mythologie gréco-romaine, les dieux sont attirés par des mortelles (st 4, 1-2). Le poète utilise l’image du feu pour parler de l’amour : nos cœurs embrasés (st 4, 3). C’est l’origine du poème : nos bouches soupirent (st 4, 4). Certes, le soupir accompagne traditionnellement le désir inaccompli, mais ici, ce soupir est celui que les chanteurs nous font entendre. Et nous savons, dès le début de l’air, que la musique instrumentale est essentielle, même si le chant transmet des mots :
Que si nos voix font des merveilles
    Nos luths ne pénètrent pas moins
    Les coeurs que les oreilles (st 2, 2-4)
C’est un fait, chacun peut l’attester :
Nous vous appellons à tesmoins (st 2, 1).
Pour étayer la perception (physique) de la musique, le poète démontre, utilisant la logique : Quepas moins (st 2, 2 et 3).
L’air crée un état d’acceptation qui peut être dangereux. La strophe 3 du poème est une mise en garde contre les faux séducteurs, corbeaux et hiboux (st 3, 3) aux voix d’anges (st 3, 4). Ici, on ne cherchera pas une véracité de l’image de la nature (certains diront que le hululement des hiboux et des chouettes peut aussi par ses flûtes nocturnes faire naître la rêverie).
Si la musique est suscitée par l’amour (st 4), elle a d’abord le pouvoir de guérir (st 1). Est-ce une mise en condition ? N’y a-t-il pas plutôt la réitération de ce pouvoir apaisant ? Les anglais disent : “Music soothes the savage breast” (“La musique adoucit les mœurs” est l’équivalent souvent proposé). Savage évoque peut-être la férocité mais aussi la dévastation causée par la souffrance. Ici – avec la force des mots au 17e siècle – nos “soucis” sont “charmés” (st 1, 3), les corps (le texte dit les oreilles, st 2, 4) mais aussi les cœurs (st 2, 4) sont guéris.

Nous avons commencé par sa fin le démontage du poème. Revenus à la première strophe, écoutons encore  l’air dans l’interprétation du Poème Harmonique avec Vincent Dumestre luth, Claire Lefilliâtre soprano, enregistrée en 1999.

Ecoutons aussi l’interprétation plus rare mais parfaite, enregistrée en 2013 à Kuopio en Finlande avec la soprano Monique Zanetti, Kari Vaattovaara au luth et Markus Kuikka à la viole de gambe (en deuxième partie de la vidéo, après « Alors qu’un discours hardy… » d’Anthoine Boësset).

Nombreux sont ceux qui se risquent dans ce”consert” ; en cherchant sur Internet on en trouvera d’autres. On ne se lasse pas d’écouter cet air de Moulinié, fermer les yeux, imaginer les oiseaux du désir.

L’auteur probable du poème, Salomon de Priezac, est bien oublié. Je ne sais pas si c’est mérité. Le texte sur les “différents oyseaux“, sans être remarquable, a une valeur littéraire certaine. Je l’ai cherché en vain dans une édition de 1650 des “poësies“. Le Sieur de Saugues a publié d’autres œuvres car il aimait s’abandonner aux  délices de la campagne (Ruris deliciae).

[Ce billet est fait à partir de l’article que j’ai écrit pour le numéro 6 (31 octobre 2014) du bulletin papier ça use, ça use. Les illustrations sont, d’abord le frontispice de Airs avec la tablature de luth, d’Estienne Moulinié, 1624, puis les groupes du Poème harmonique et ceux de Kuopio en Finlande, et à la fin la gravure d’Abraham Bosse, L’ouïe (v. 1650). J’ajoute une photo plus lisible du texte de droite. BC]

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