Apollinaire

On croit connaître ce poème.
Il est si souvent cité ; on le lit rapidement et c’est fini.
On s’attarde plutôt sur l’admirable bois de Dufy.
Comme l’animal, si fréquent, que l’on gratifie d’une caresse, sans le regarder et absorber sa beauté.

Je souhaite dans ma maison
Une femme ayant sa raison,
Un chat passant parmi les livres,
Des amis en toute saison
Sans lesquels je ne peux pas vivre.

Nous voulons dire quelques mots sur ces 5 vers (eh oui, c’est un quintil).
Dès l’abord, c’est l’emploi de la première personne qui frappe : c’est comme un plan, un programme, que le poète exprime. Et il sait bien que ce n’est qu’un vœu : je souhaite. Sera-t-il réalisé ? C’est le lieu de vie qui est en jeu : ma maison. C’est le lieu choisi par le poète, bien à lui, et le mot maison, si commun, marque bien que toute sa personne est là.
Ici, notre regard va sur la gravure. Comme pour les autres illustrations du Cortège d’Orphée, il y a un cadre, bien fermé avec deux traits. Avec ce poème, c’est le sentiment très fort d’être dans un espace clos, où l’auteur veut vivre et d’où il s’adressera à nous.
Il y a une femme ; c’est le rêve d’une monogamie. La réalité, avec les multiples amies d’Apollinaire, est différente. Mais c’est la permanence qui est imaginée. On peut s’interroger sur l’idée qu’Apollinaire se faisait de la femme. Il voit celle du poème ayant sa raison. L’auteur partage ici les clichés, les idées reçues ; les femmes ne sont-elles pas frivoles, motivées par les fanfreluches, capricieuses, etc. ? Il y a là une misogynie en arrière-plan ; mais aussi l’appréciation de la vraie valeur. La société enferme les femmes dans cette frivolité (faut-il citer la presse féminine, comme, au XIXe siècle, le Journal des Dames et des modes ?). Cependant Apollinaire sait que l’on peut parler, « raisonner » avec elles sur les choses qui comptent, l’art, la poésie, ce qui est imprimé. Les livres forment un cadre évident : pas de maison sans eux et les idées qu’ils expriment appartiennent à tous, à l’auteur, à la femme, aux amis. Certes, avec le dernier vers du poème on peut penser à cette joie de la vie en groupe, autour d’un bock ou d’un verre de vin ; l’amitié quoi !
Mais Apollinaire dit plus. Les amis aussi sont sensibles aux livres. Ils sont liés à l’art ; les échanges avec eux sont la garantie de la survie de l’auteur : sans lesquels je ne peux pas vivre
Et le chat ? C’est le sujet du poème. Le Cortège d’Orphée c’est d’abord Le Bestiaire, et le titre du quintil en dit bien le sujet. De même que les livres portent les idées dont le flot est connu et discuté par tous, de même le chat, en se déplaçant dans le cadre de cette vie intellectuelle, symbolise la réalité de ce mouvement :
un chat passant parmi les livres.

Bien sûr, Apollinaire suit une tradition. De Marot ( Marot voicy si tu veux le savoir /Qui fait à l’homme heureuse vie avoir) jusqu’à l’épigramme À soi même (Ad se ipsum) de Martial, lequel (sans chat, il est vrai) nous offre une vie de rêve : Vitam quae faciunt beatiorem /Jucundissime Martialis, haec sunt (Voilà , mon tendre ami Martial, / Ce qui rend la vie heureuse : traduction d’Edouard-Thomas Simon). Plus près, Le Chat de Baudelaire, suggérant la sensualité de la femme et la spiritualité au-delà du langage, est présent à l’esprit d’Apollinaire.

Le poème est paru une première fois dans la revue La Phalange du 15 juin 1908. Levons encore les yeux vers la gravure. La première édition du Bestiaire, en 1911, comporte les bois de Dufy, choisi par Apollinaire. Il est essentiel de bien voir qu’il ne s’agit pas d’illustration. Les éléments du texte (la maison, la femme, les livres, les amis) n’y sont pas. Et surtout, alors que le poète dit bien (et c’est tout le sens du texte) que le chat est en mouvement, c’est tout le contraire qui nous est montré. Une image, par définition immobile, peut suggérer le déplacement. Or nous voyons le chat assis au centre de la gravure, bien posé, la queue ramenée vers les pattes. C’est le dessin qui suggère le mouvement : la robe tigrée du chat entraîne les courbes et les arabesques de la gravure, des volutes de la nappe aux fleurs du bouquet. Tout en haut une palme et sous elle se déroule le flot des idées. La lampe à gauche montre l’intimité du lieu et évoque cette maison avec une femme. L’abat-jour est dans le flot marqué par le burin du graveur et qui envahit tout le dessin, sagement commencé dans le livre ouvert à droite et continué partout. Dans le poème, le poète  dit je, mais il ne nous exclut pas ; dans la gravure, l’animal nous regarde intensément, et semble nous demander de venir.

 

L’image peut être plus littérale. La linogravure Kot faite en 1996 par l’artiste polonais Jan Dobkowski sur le même texte, montre un chat passant, qui se promène, même si les livres sont à peine suggérés : on croit apercevoir leur dos, derrière le chat, dont les moustaches viennent nous dire la vibration que la gravure veut communiquer, comme chez Dufy. Au-dessus, des personnages ; ils sont dans le poème. La femme est nue et les bras levés et exprime la joie de sa féminité ; cela n’exclut pas sa raison.

Ces images, par-delà les années, marquent le pouvoir des cinq vers de Guillaume Apollinaire.
De l’harmonie à l’exaltation.

BC

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *